Chapitre XX
Den Radcliffe avait encore du mal à y croire, mais c’était cependant indéniable : personne d’autre que lui ne s’était préparé pour le cas où Grady décéderait subitement ou serait assassiné, et, en conséquence, le Territoire tombait entre ses mains comme un fruit mûr.
Il était seul, assis devant la console électronique qu’il avait fait installer dans un abri souterrain, dans les sous-sols de sa maison. De cette console, il pouvait surveiller tout le voisinage avec des caméras de T.V. dissimulées, maintenir une communication radio avec toutes ses troupes, de plus il pouvait également diriger le feu de ses fortifications extérieures, ériger des barricades, lever et baisser des volets d’acier sur toutes les fenêtres et, en' dernier ressort, faire sauter une de ses mines, ou toutes à la fois.
Mais il n’allait pas avoir besoin de tout cet armement tant que les choses se présenteraient comme en ce moment.
La journée avait été terriblement confuse, mais une signification commençait à se dégager du chaos. Les informations que Rick Chandler lui avait fait parvenir de sa voiture, avaient complété une partie du puzzle; Waldron et la fille fourniraient sans nul doute les détails, quand ils seraient là.
Et en attendant, il pouvait savourer le goût du pouvoir.
Enfonçant l’une des touches de la console, il dit : « Apportez-moi une boîte de cigares et une bouteille de Martini, et vite ! »
Puis il s'adossa à son siège avec la satisfaction de la tâche accomplie.
D’abord un galimatias de nouvelles avait signalé des troubles dans la maison de Grady : le personnel en pleine panique, l’armée privée en fuite, certains abandonnant même leurs armes, répandant partout de folles histoires d’extra-terrestres attaquant la maison. Ce qui avait été suffisant pour lancer Radcliffe dans l’action. Sa propre armée était à la fois plus petite et moins visible que celle du gouverneur, mais ses hommes faisaient encore des gorges chaudes de la facilité avec laquelle ce convoi de marchandises de valeur avait été « attaqué ». Quatre ou cinq douzaines d’hommes, en plus de lui-même, avaient profité de ce coup et, lorsqu’il leur donna l’alerte, ils étaient prêts à lui faire confiance d’office.
Puis était venue la révolte des Mystiques, accompagnée d’un rapport similaire; cette fois-ci, les Anges avaient envahi l’église de Frère Marc et plusieurs autres pour en chasser les fidèles avec des épées de feu. La rumeur prétendait que Frère Marc était mort, mais cela n’avait pas encore été confirmé.
Celles des forces de Grady — principalement des voitures de patrouille — qui ne savaient pas ce qui était arrivé à leur chef parce que personne n’avait osé l’annoncer à la radio, se retrouvèrent assaillies par des hordes de Mystiques frénétiques. Ce qui les occupa largement.
Au début de l’après-midi, les émeutes étaient bien en train, avec aussi force pillages et quelques incendies. Les Mystiques avaient essayé de s’emparer de la radio et de la T.V. pour informer les incroyants que la colère des armées célestes allait s'abattre sur Gradyville et, depuis la fin de l'après-midi, il n'y avait plus du tout d'informations ni à la radio ni à la T.V. Les défenseurs avaient tenu jusqu’au coucher du soleil, mais ils avaient été soit trop occupés pour s’approcher d’un micro, soit plus probablement — avaient-ils eu peur de faire un faux pas au cas où Grady serait vivant, après tout. S'il l'était, ceux qui auraient répandu la nouvelle de sa mort pourraient s'attendre à un châtiment qui serait certainement terrible.
Et lorsque cette illusion fut entièrement dissipée, les forces de Radcliffe dominaient la situation, et il attendait qu’une ligne de communication terrestre soit réparée pour annoncer son accession au pouvoir cette nuit, lorsque les choses seraient un peu calmées. Il avait choisi minuit, qu’il considérait comme une heure extrêmement convenable symboliquement.
Les Mystiques avaient également mené une série d'attaques sporadiques sur la demeure du gouverneur, mais avaient toujours été repoussés par une poignée de « héros » incroyants ou désespérés et, après de nombreuses pertes, ils avaient abandonné, écœurés. A la tombée de la nuit, Rick et ses hommes étaient venus et avaient désarmé les défenseurs qui ne pouvaient plus, alors, ignorer la mort de Grady.
Certains Mystiques, avec la ferme intention de diriger la malédiction de Frère Marc sur la victime désignée de la nuit dernière — puisque les Anges semblaient avoir inversé le problème — avaient marché sur la demeure de Radcliffe. Mais ils avaient été aisément repoussés. C’étaient les blessés qui avaient appris à Radcliffe à peu près tout ce qu’il savait des événements du jour.
D’autres Mystiques encore s’étaient dirigés vers l'immeuble de Corey Bennett, et là, la réception n’avait pas été aussi chaude. Radcliffe considérait que Bennett était celui des petits francs-trafiquants qui garderait la tête la plus froide et tenterait de profiter de la crise; après ce qui s’était passé le matin, il serait d’autant plus sur ses gardes. Mais lorsqu’un groupe d’hommes de l’armée de Radcliffe approcha avec circonspection de la maison de Bennett à la faveur de la nuit, ils trouvèrent un immeuble vide, et une bande de Mystiques chantant des hymnes sur le trottoir, confortés dans leur croyance que la vengeance appropriée s’était abattue sur l’un de ceux qui la méritait.
Et aucun autre franc-trafiquant ne semblait avoir réagi à son défi. Radcliffe gloussa — et se rembrunit. Comme si quelqu’un avait chuchoté dans son oreille la phrase qu’il avait citée à Waldron : « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme ! »
Oui, il va falloir que je sorte pour aller voir la cité extra-terrestre, dès que le danger sera passé. Si nous avons fini par attirer l’attention des extra-terrestres je ne profiterai peut-être pas longtemps de mon héritage.
Pensée qu’il tenta rageusement d’étouffer. Il voulait jouir de son triomphe pendant au moins quelques heures. Lorsqu’on frappa à la porte, il bénit l’interruption et dit d’une voix forte : « Entrez ! »
Et là, avec un plateau, une boîte de cigares, une bouteille, un verte et un bol d’olives, nue comme il le lui avait commandé sauf ordre contraire..., Maura Knight.
Sans un mot, elle posa le plateau à côté de lui, et se redressa, avec l’air d’attendre quelque chose. Quoi ?... des remerciements peut-être, ou un châtiment. Pourvu qu’il fasse attention à elle. C’était maintenant son seul but dans la vie.
Et pourtant, il se sentait frustré. Il avait commencé à s’en rendre compte lorsqu’il avait appris la présence de Waldron sur le Territoire, hier au soir; c’était cela qui l’avait tellement fait boire. Le même désappointement minait son plaisir de prendre le pouvoir sur Gradyville.
Qu’est-ce qui me pousse ? La même chose que les gens de l’extérieur, le désir d’être maître de quelqu’un ou de quelque chose alors que, comparés aux extra-terrestres, nous ne sommes que vermine ? Mais je suis différent d’eux. Mieux. Je reconnais que je suis un rat.
Ce n'était pas assez. Il n’arrivait pas à se convaincre lui-même. Des pensées amères s’insinuaient encore.
Je n’ai pas séduit cette femme. C’est une drogue qui l’a fait pour moi. Je n’ai pas conquis Gradyville. Ce sont les extra-terrestres qui me l’ont donnée. Qu’ai-je donc fait dont je puisse être fier ?
Il se rendit tout à coup compte que quelqu'un se glissait dans la pièce, Maura ayant laissé la porte entrebâillée. C'était Ichabod, l'air timide — comme d'habitude — mais déterminé.
« Monsieur, est-ce que Maura peut revenir maintenant, s’il vous plaît ? osa-t-il. Je... j'ai plutôt peur avec toute cette fusillade, et je n'ai personne d'autre à qui parler. Je crois que je me sens seul sans ma famille. »
Qu’est devenu le couple Sims dans les émeutes d'aujourd’hui ? Se sont-ils fait descendre, ou les Mystiques ont-ils refusé tout contact avec eux ? Ils ont peut-être été attaqués par leurs anciens amis ! Une cible facile.
S'enhardissant, fasciné par le contenu de la pièce, Ichabod s'était avancé. Après un rapide coup d'œil vers Radcliffe, comme si elle avait besoin de sa permission pour une action aussi banale, Maura lui tendit la main.
« Tu aimes bien Maura, n'est-ce pas ? » dit Radcliffe d'un ton rogue, plus pour briser la lamentable chaîne de ses pensées que par intérêt pour la réponse. Ichabod rougit terriblement et baissa les yeux.
« O-oui, dit-il en chuchotant presque. J'ai... heu... j'ai toujours désiré voir une jolie dame nue. J'ai essayé une fois. Je suis allé derrière la maison de madame Harrison pour regarder par la fenêtre, mais monsieur Harrison m'a surpris et m'a battu, et il m'a ramené chez moi et papa m'a battu aussi ! » Il gloussa. « Mais elle se montre à tout le monde, et je ne pense pas que ce soit un péché d'aimer ça. »
Radcliffe sentit une envie de rire lui envahir la gorge.
Il tapa sur le métal de son bureau, glapit, hoqueta, s’étrangla et faillit glisser de son fauteuil, les larmes lui coulaient sur les joues. Les autres, d’abord timidement, puis avec enthousiasme, se joignirent à lui.
Lorsqu’il en fut capable, il dit : « Ho, Ichabod, voilà le remède dont j’ai besoin ! Jésus ! je me demande combien de temps je n’avais ri comme cela.«, depuis des années ! Oui, tu peux reprendre ta Maura, si tu veux. Elle est toute à toi, tant que tu veux. C’est-à-dire — d’un ton redevenu calme — si ça ne la dérange pas.
— Non, monsieur Radcliffe, dit-elle, d’une voix étouffée. Ça ne me dérange pas. »
Et, tenant toujours la main du garçon, elle ressortit.
Peu de temps après que la porte se fut refermée, la radio du bureau s’alluma et il revint aux affaires.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Monsieur Radcliffe, un hélico approche de Gradyville, en provenance de l’Ouest. On dirait un appareil canadien, mais l’opérateur utilise notre fréquence habituelle et prétend être un vol fédéral. Il demande à être mené au gouverneur Grady.
— Ha ! ha ! Eh bien, ils vont être un peu désappointés ! Où êtes-vous ?
A peu près à deux kilomètres d’eux, monsieur. Keene à l’appareil, dans le Sikorsky. J’étais en patrouille. La base vient de me contacter et m’a dit d’aller voir ce dont il s’agit.
— Bon, ordonnez-leur d’atterrir immédiatement. Êtes-vous armé ?
— Oui, une mitrailleuse, monsieur. Avec des munitions, bien que nous ayons presque tout utilisé sur une émeute de Mystiques. Je pense qu’un ou deux coups leur montreront qu’on est sérieux. » Et, un peu moins audible : « Chuck, tu as entendu, n’est-ce pas ? Je vais me rapprocher.
— Un instant », grogna Radcliffe. Une lumière clignotait sur le bureau, indiquant que quelqu’un approchait du périmètre interdit. Il utilisa un téléphone intérieur.
« Qui est-ce ? demanda-t-il.
— La patrouille de Rick Chandler, croassa une voix. On amène Waldron et la fille.
— Parfait ! Introduisez-les dans la grande salle. J'y serai dans une minute.
— Oui, monsieur. »
Radcliffe revint à la radio. « Je laisse ça à votre initiative, Keene. Tirez dans le moteur, ou autre chose. Mais descendez-le. Après ce qui s’est passé aujourd'hui, je ne veux pas voir d’hélico traîner autour de la cité, les gens pourraient croire qu’il vient bombarder. »
La peur dans la voix, Keene acquiesça.
Rapidement, Radcliffe s’entretint avec toutes les stations extérieures, et toutes lui donnèrent des rapports rassurants. Le Territoire était, sans aucun doute, sous son contrôle.
J’aimerais que le goût n 'en soit pas si amer...
Il passa le poste sur fonctionnement automatique et se prépara à partir. A ce moment, la radio s’alluma à nouveau et il hésita. Une sombre prémonition lui obscurcit l’esprit, comme s’il avait déjà entendu le message et que celui-ci fût de nature à détruire sa toute récente victoire. Mais il l'accepta.
« Oui ? »
Ce n'était pas la voix de Keene, mais celle d'un étranger, un homme, presque en larmes, avec d'autres bruits qui s'y superposaient : bourdonnement de moteur, cris de femme, injures et malédictions masculines. Mais l'homme en larmes était à quelques centimètres du micro, et Radcliffe entendit ceci :
« Salaud, salaud, salaud ! Tu l’as tué, tu m'entends ? Tu as tué la seule personne au monde capable d'entrer et de ressortir d'une cité extra-terrestre ! Tu as tué Pitirim, fils de pute ! Assassin ! Traître ! Assassin ! »